Sur le film Mustang
Que penser de Mustang le film de la jeune réalisatrice franco-turque Gamze Erguven?
1) Notre commentaire:
Mustang fait le récit de cinq sœurs qui subissent la réclusion par leur environnement socio familial et socio politique suite. Tout est déclenché par une voisine conservatrice qui dénonce les sœurs d’avoir manqué à la préservation de leur pudeur féminine en jouant dans l’eau avec des garçons de leur école. Ensuite une série de problèmes qui touchent la condition féminine en Turquie sont cristallisés dans le parcours des cinq sœurs.
Nous trouvons que le film dispose d’un problème pertinent: tous les publics sont touchés émotivement et concernés politiquement et moralement par la lutte contre la discrimination envers les femmes et les filles. Par exemple le dispositif juridique de lutte contre l’inceste dans les familles a été instauré en 2010 en France. Au Québec on lutte contre le fléau de la prostitution juvénile, au Canada plusieurs milliers d’enfants sont séquestrés comme esclaves sexuels. Les enfants soldats deviennent victimes de nombreux abus et bourreaux eux-mêmes. En Turquie 200 mille mariages précoces sont répertoriés et plusieurs milliers d’homicides contre les femmes sont enregistrés. Les droits des femmes sont mal appliqués par les gestionnaires publics et les adultes responsables des filles mineurs. Nous pensons que nous ne pouvons pas minimiser le problème en disant que ces chiffres indiquent une proportion cadrée de déviances inévitable dans un grand pays de 80 millions d’habitants. Cela reviendrait à normaliser des interactions sociales problématiques comme s’il s’agissait d’un jeu social déviant à l’image du jeu de la roulette russe au détriment des femmes. Au contraire le raisonnement déontologique suivant devrait avoir la primauté, «un seul cas est un cas de trop devant l’obligation de respecter la dignité humaine.» Les individus, la société et les dirigeants au niveau local, national et international ne devraient pas réduire la vie civilisée en un jeu mortel comme la roulette russe, car il est inacceptable de normaliser le fait que certaines femmes se trouvant en Turquie soient exposées au risque de perdre leur vie, leur liberté et leurs droits partout, en tout temps et dans toutes les classes sociales. Cependant il faut se garder de simplifier les problèmes, il faut comprendre les mécanismes de ce jeu mortel et lutter contre son institutionnalisation. Cela commence par la sensibilisation au problème, il faut «voir, discerner et agir». Le film Mustang montre le problème, il sensibilise et il invite à la lutte. Bien évidemment un petit film ne peut remplacer l’ensemble des analyses pluridisciplinaires (droit, politique, sociologie, économie, psychologie sociale, psychologie morale) pouvant éclairer les transformations sociales adéquates.
Nous constatons que le film utilise un langage limpide, accessible, issu des contes. Le langage des contes part du présent vers le passé, et le passé plonge dans l’univers des souvenirs et les souvenirs permettent d’élaborer subtilement un contexte de fabulation grâce à des moyens diversifiés afin de pouvoir aborder les aventures, les joies, les situations comiques, les drames (situations tristes), les tragédies (cruautés terribles), les transgressions par rapport à des normes sociales formelles ou implicites ou en négociation, comme si c’était la vraie vie. Le conte exprime librement de telles expériences en utilisant la démarche de l’enquête dynamique qui pousse les personnages clés à répondre aux défis, à chercher des alliés, à lutter contre des adversaires, afin de rétablir une situation conforme aux finalités désirées par les personnages clés et aux valeurs défendues par les personnages clés. C’est ce que font les cinq sœurs.
Les qualités artistiques: Nous sommes d’avis que dans le cadre du langage de conte, le scénario du film s’incarne bien à travers des scènes efficaces, les actrices et acteurs performent bien leurs rôles. Le public peut s’identifier assez facilement aux personnages des sœurs, notamment à celui de la plus petite, la narratrice. C’est une force d’absorption remarquable pour embarquer le public dans l’univers du film que nous constatons. Une intertextualité filmique riche est perceptible avec les films d’Emir Kustirica réalisateur serbe (Le temps des gitans), de Fatih Akin réalisateur turco-allemand (Contre le mur), de Bakhtiar Khoudojnazarov réalisateur tadjik (Luna Papa, l’histoire d’un foeutus qui cherche son père), Sofia Coppola réalisatrice américaine (Virgin Suicides, l’histoire des sœurs Lisbon). Sur ce point les propos recueillis par Louis Lepron auprès de Gamze Erguven sont pertinents: «J’avais lu tout ce qui avait été écrit sur Marilyn Monroe pour ce film, et j’avais suivi un copain en Afghanistan pour observer le destin des femmes là-bas en me disant : “Je vais sentir quelque chose.” Puis le film est un peu né tout seul. J’ai parfois l’impression qu’on déterre les films, qu’ils existent déjà, comme si on était une espèce d’archéologue.» Le film fait une bonne synthèse des problèmes: Différentes réalités sociales et enjeux autour des normes sociales touchant la condition féminine (habillement, autonomie, rôle social, respect des droits individuels, participation sociopolitique) sont cristallisés chez les sœurs. Une diversité de codes culturels appartenant à différents groupes aussi bien progressistes que conservateurs sont mélangés indistinctement (créolisés) dans la famille particulière des sœurs pour pouvoir évoquer un cadre général dans lequel se déroulent différentes étapes propres aux contes (aventures, drames, transgressions, quêtes). Les coups de feu durant le mariage évoquent la potentialité violente entre les mains des hommes. Le problème de l’inceste est suggéré subtilement. La nostalgie de la baignade à la mer est évoquée par une performance qui imite la natation dans les draps de la maison derrière les barreaux. La chute du transformateur d’un coup de pierre qui plonge le village dans la noirceur pour cacher l’escapade des filles au match de soccer est une scène typiquement une fabulation digne des contes ou du film Luna papa ou des films d’Émir Kustirica. Globalement les actrices transmettent efficacement l’existence réelle de filles et de femmes pleines d’intelligence, de vitalité et d’espoir, elles sont dignes de confiance et dignes pour être des citoyennes actives, nous ne pouvons pas les ignorer et les opprimer indéfiniment.
Finalement la pertinence du problème abordé, la clarté du langage utilisé et la qualité artistique du film nous permettent d’apprécier ce film de manière positive. C’est un bon film. C’est un bon élan notamment pour un premier long métrage de la part d’une jeune réalisatrice.
Remarques éthiques et politiques:
Il est intéressant de revenir sur l’importance de ne pas simplifier les problèmes relatifs à la condition féminine. Les situations sociales sont le fruit d’un système interactif large et complexe. L’amélioration de la condition des femmes dépasse les débats partisans des partis politiques progressistes et conservateurs. L’amélioration de la condition féminine ne se limite pas à la morale individuelle qui consiste au ramassage des pommes pourries qui enveniment la vie de nombreuses femmes. Les comportements déviants contre les femmes ne se limitent pas à une causalité en lien avec la pathologie psychologique ou morale des bourreaux. Car il faut notamment mettre de l’avant l’importance de la participation citoyenne, elle est fondamentale, les femmes ne devraient pas subir des normes sociales qui discriminent leurs intérêts et qui sont élaborées sans leur consentement, les femmes devraient participer pleinement à l’élaboration de leur rôle social, culturel, économique et politique.
Nous citons Howard S. Becker: «Les normes concernant la fréquentation scolaire et le comportement sexuel sont élaborés sans considération des problèmes de l’adolescence. Dans ces domaines, les adolescents se trouvent plutôt entourés de normes faites par des personnes plus âgées et rangées. Cette situation est tenue pour légitime parce que l’on considère que les jeunes ne sont ni assez sages, ni assez responsables pour élaborer correctement les normes qui les concernent.» Les hommes décident pour les femmes, les classes moyennes décident des normes sociales pour les classes populaires. La capacité à fixer les règles du jeu donne un avantage à ceux qui les détiennent et les exercent à leur avantage. Les comportements déviants sont définis dans des rapports conflictuels et dans des rapports de pouvoir en lien avec la capacité à fixer les règles du jeu dans le vivre ensemble. Becker a fait une modélisation pertinente des comportements déviants. Le modèle fonctionne autour de trois pôles:
a) Concept de la norme sociale formelle: il permet de distinguer entre un fonctionnement conforme à la norme et une accusation malveillante de déviance, une accusation à tort.
b) Concept de la perception du comportement: il permet de distinguer entre une interprétation qui prétend voir un comportement déviant et une interprétation qui prétend voir un comportement non déviant.
c) Concept de transgression de la norme: il permet de distinguer entre un comportement pleinement déviant au vu au su de tous en pleine lumière et un comportement déviant tenu au secret, la déviance est consommée mais dissimulée.
Si une norme sociale interdit la production privée de l’alcool, on est tenu de se conformer et de ne pas faire de fausse accusation. Un immigrant italien vignoble d’origine ne verrait pas de déviance dans le fait de fabriquer son propre vin, mais la police y verrait une déviance. Un policier peut trafiquer de l’alcool en cachette sans être dévoilé, ou bien il peut faire du trafique à la vue de tous mais sans y être inquiété par le système de régulation judiciaire et sociale à condition d’être protégé par des hauts fonctionnaires corrompus. (Le crime des cols blancs dans le domaine politique et financier entre autres est une réalité dont l’ampleur et l’impacte sont plus dévastateurs que les crimes relevant du code pénal (Sutherland). Nous pensons que la négligence volontaire de la condition féminine est une irresponsabilité très grave une défaillance quasi criminelle pour ceux qui ont le pouvoir d’améliorer le sort des filles et des femmes.)
Dans le film Mustang, un oncle conservateur et un milieu social conservateur exigent aux cinq sœurs le respect des normes sociales relatives à la pudeur; une voisine conservatrice accuse les filles à tort d’avoir enfreint l’obligation de préserver leur pudeur parce qu’elles ont joué avec leurs camarades d’écoles; l’oncle et la grand maman des filles prétendent ou admettent que le jeu des filles avec leurs camarades d’école serait une déviance par rapport à la préservation de la pudeur (cela se discute mais la discussion n’a pas lieu, du moins les filles n’ont pas le pouvoir et l’écoute pour faire valoir leur point de vue); le même oncle commet un comportement pleinement déviant en violant ses jeunes nièces dans le secret (l’une des nièces se suicide); quand la grand maman découvre la déviance de l’inceste elle demande à son fils de cesser ce comportement déviant mais elle ne le dénonce pas publiquement auprès des autorités –est-ce que c’est parce que: c’est lui l’homme qui fait vivre la famille économiquement et la grand maman a peur de la violence de l’homme en cas de dénonciation publique probablement, également elle se retiendrait parce que les dispositifs juridiques et la protection sociale ne seraient pas toujours à la hauteur des problèmes, elle se retiendrait parce que le bourreau est son fils et la victime sa petite fille donc c’est l’honneur et la pudeur de toute la famille qui seraient stigmatisés publiquement… Quand la déviance arrive on devrait pouvoir dénoncer sans subir des préjudices et surtout il faut des systèmes de prévention contre les déviances qui visent les femmes avant que cela n’arrive tragiquement.
Nous pouvons souligner un autre aspect important: quand une société veut réguler les questions relatives aux jeunes, elle ne devrait pas prioriser les approches oppressives, mais des approches qui responsabilisent les jeunes et valorisent l’auto régulation des comportements. Car les outils de l’oppression sont toujours possibles à détourner, ils blessent les liens et brisent la confiance mutuelle. Les résultats de l’oppression sont plus négatifs que positifs. Par exemple certaines des sœurs se dévalorisent complètement, elles ont une gestion dangereuse de leur pudeur et de leur dignité. D’ailleurs quand le poids des déviances de l’oncle s’ajoute à l’oppression, l’une des sœurs se suicide. La rigidité morale ou l’approche coercitive favorise les hypocrisies, les déviances. Face à ces problèmes il faut favoriser les débats dans les familles, dans les pays, il faut encourager les recherches en sciences sociales, développer des systèmes préventifs. La vie morale dépend du projet de société souhaité comme éthique des finalités à atteindre et des normes sociales comme éthique des obligations à respecter. La mise en valeur du raisonnement pratique, du dialogue sociale et des recherches dans différents domaines (arts, philo, sciences, religions, droit, justice, économie, histoire, psychologie…) peuvent augmenter notre capacité à prendre les bonnes décisions et la capacité à se comporter de manière éclairée et responsable. Il faudrait faire le choix de promouvoir et d’actualiser les principes de solidarité, d’équité, d’autonomie et de pluralisme qui sont sensés instaurer un cadre civilisé pour une coopération intelligente, pour une diminution de l’influence des jeux de pouvoirs trop égoïstes. Il est possible de transformer les pulsions brutales et le goût du pouvoir de dominer vers l’amour de êtres vivants et l’amour de l’équité. Le film Mustang pointe vers un monde meilleur pour tous et pour le respect des droits des femmes. Nous pensons que le cheminement vers un monde meilleur devrait éviter les simplifications excessives des enjeux.
2) Repères esthétiques et modèles de la réception de l’art:
Étant donné que les discussions sont assez passionnées et que la réception du film fait intervenir différentes communautés de publiques qui ont leurs propres paradigmes de réception, il serait utile de rappeler les jalons de l’expérience esthétique (Luc Ferry) et les différents cadres de réception des œuvres artistiques (Robert Hurley).
2.1) L’expérience du beau ou l’expérience esthétique (la vie de l’harmonie des sens) recouvre un contexte dynamique au sein duquel la créativité de l’artiste et le goût du public se rencontrent dans le partage d’une ouvre d’art qui sollicite de nombreuses données: l’intelligence émotive et l’intelligence rationnelle; la liberté de création de l’artiste et la liberté de réception de l’œuvre chez les publics; l’émergence des effets de surprises qui peuvent transformer la sensibilité, la pensée vis-à-vis de l’existence et vis-à-vis de soi même. Discuter à propos du domaine artistique permet de faire une pose par rapport au sens de la vie individuelle et collective; de résoudre des dilemmes auxquels sont confrontés les individus et les sociétés; de mieux connaître nos différences et nos points communs afin d’harmoniser nos rapports de manière plus tolérante.
La beauté d’une production artistique s’exprime à travers une performance qui donne à voir, à entendre et à penser selon le type d’art (théâtre, cinéma, musique, littérature etc.). Quand il s’agit d’apprécier le génie créatif des artistes et les goûts des publics alors la question des critères s’ouvre. Quels pourraient être les critères du beau? Avant la renaissance le critère situé dans une dimension au dessus de l’humain telle que la transcendance cosmique et divine était incontournable. La production artistique devait intégrer la présence d’une grande vision spirituelle et morale et l’usage de grands symboles théologiques et politiques. Après la renaissance il était possible d’aborder les sujets ordinaires de la vie quotidienne des humains comme le tableau d’une femme faisant la lecture d’un livre non religieux, un tableau en dehors de la dimension surhumaine de la transcendance. Ainsi les pratiques artistiques passent de la divinisation à l’humanisation, à la subjectivisation de l’art, cette tendance s’est poursuite et a cohabité avec l’art sacré. De même que l’art a été sollicité au service des idéologies sous forme de propagandes politiques, au service du commerce par la publicité. Le contexte pluraliste de notre époque permet la coexistence de nombreuses tendances incluant les tendances que nous avons évoqué.
L’art contemporain aborde librement les sujets qui dérangent, l’inconscient, l’irrationnel, la différence, le corps, le sexe etc. Également de nos jours la personnalité de l’artiste peut peser plus que la performance artistique, alors qu’avant la renaissance c’est la conformité à une tradition et à l’anonymat de l’artiste qui prévalait. De nos jours l’originalité et la signature personnelle de l’artiste sont des paramètres recherchés.
La réception de l’œuvre par le public est une aventure qui se poursuit. L’approche classique (Descartes, Boileau) et empirique (Hume) proposent une approche d’évaluation du produit artistique de manière quasi dogmatique: la première approche classique préconise par déduction la démonstration du beau en lien avec la vérité et la rationalité (l’œuvre doit proposer une mise en œuvre d’une idée vraie pour rejoindre l’intelligence ou le bon sens de tous les publics. Par exemple les vérités des caractères –le méchant, le bienveillant, le généreux, l’avare- s’il y a du vrai dans l’œuvre elle plaira à tous autrement elle ne plaira pas). La seconde approche empirique préconise la réduction du beau à un bon usage des cinq sens du corps humain. Dans cette approche empirique la bonne ou la mauvaise préparation des capacités sensorielles expliquera la convergence ou la divergence des goûts. Dans cette approche empirique, les experts du cinéma fixeraient le bon goût et les non experts ne pourraient pas discerner un bon film du mauvais film. Le mauvais goût s’expliquerait notamment par une défaillance de d’expertise des cinq sens.
Kant refuse de réduire l’expérience du beau aux approches dogmatiques (la mise en œuvre artistique d’une idée vraie de Descartes et la domination de l’expertise empirique des cinq sens chez les empiristes. Il critique également l’argument des caprices inexplicables et indiscutables de la sensibilité propre à chaque personne. Kant indique qu’il est possible de discuter du beau et de la pertinence artistique d’une œuvre artistique sans dogmatisme, sans retranchement radical. Chaque personne pourrait discuter dans quelle mesure une œuvre artistique sollicite son intelligence et ses cinq sens en dehors des retranchements absolutistes, chaque personne pourrait argumenter sa propre lecture et écouter attentivement la lecture des autres personnes par rapport à une œuvre artistique discutée. La lecture conjointe d’une œuvre permettrait la formation d’une communauté de réception élargie, voir universelle. Par exemple si différents publics écoutent La Marche turque de Mozart ou un prélude de Chopin, ils auraient l’impression d’écouter une histoire structurée logiquement avec un début, un développement et une fin. Aussi du point de vue de la sensibilité ils pourraient constater dans l’œuvre l’animation vive des passions humaines (joie, tristesse, croyance, doute) sans les mots dans l’œuvre et sans l’usage formel de liaisons logiques linguistiques rationnelles, le flux sonore travaillerait la sensibilité des publics en mobilisant un niveau sentimental de l’expérience esthétique qui dépasse le niveau rationnel de l’expérience esthétique. Ainsi la structure logique du récit musicale de Mozart ou de Chopin se tisse bien avec la sensibilité humaine supra rationnelle (joie, confiance, tristesse, espérance, sentiment de bien être, croyance).
Les considérations sur la réception adéquate et la production adéquate des œuvres d’art continuent leurs aventures de questionnement.
2.2) Rappelons brièvement les différents modèles d’interprétation pour lire l’ouvre artistique, ces différents modèles sont résumés par Robert Hurley.
La reconstruction sympathique comme modèle interprétatif: le lecteur de ce modèle s’efforce de rejoindre au mieux la démarche propre de l’artiste en se documentant sur la vie de l’artiste, et le lecteur souhaite découvrir et apprendre la conjugaison émotive de l’œuvre, idem le lecteur demande à découvrir et à respecter au mieux la modalité rationnelle qui unifie le dynamisme de la structure de l’œuvre (genre documentaire ou genre fiction).
L’autonomie de l’œuvre comme modèle interprétatif (structuralisme): ici le lecteur privilégie les formes et les structures propres à l’œuvre, il écarte la vie de l’auteur.
L’ouverture à l’esprit du temps comme modèle interprétatif (Gadamer): ici le lecteur considère que la réception de l’œuvre ne peut être absolue, elle dépend de l’univers du lecteur, de l’époque et des limites du langage.
Le déconstructionnisme comme modèle interprétatif (Derrida): ici le lecteur considère que le sens et la valeur d’une œuvre demeurent indécidables dans la mesure où le fonctionnement du langage est ouvert à différentes possibilités de sens et notamment chaque lecteur mobilise une stratégie interprétative différente et concurrente aux autres lecteurs. Cependant les lecteurs de ce modèle peuvent appartenir à différentes communautés d’interprétation qui interagissent entre elles.
2.3) Le modèle interprétatif centré sur la transformation de la vie intérieure et l’ouverture d’esprit chez le lecteur (Jerome Bruner, Jerome Berryman): ici le lecteur n’objective pas l’œuvre d’art mais joue le jeu artistique en s’identifiant aux personnages de la narration, il fait preuve de générosité émotive et intellectuelle. Il se laisse aller dans une activité absorbante et ludique, au cinéma souvent il nous arrive d’être ivre d’images, et on prend part activement à la trame de l’œuvre qui se déroule. Aller au cinéma devient un événement personnel, le film visionné devient comme un miroir de notre univers intérieur du spectateur, nous prenons conscience de notre situation personnelle et collective. Selon Charlotte Guérette l’expérience artistique permet: de scénariser les situations difficiles qui aboutissent aux dilemmes par rapport aux choix d’actions dans divers domaines de la vie; d’ouvrir l’esprit du public au monde tout en élargissant l’imaginaire; de rapprocher les générations et les différentes communautés.
L’imagination, les émotions, et le sens critique sont suscités par ces questions relatives à la traversée d’une œuvre, dispositif élaboré par Jerome Berryman: -Quelle est la partie de l’histoire qui te plait? Quelle partie de l’histoire est la plus importante pour toi? Où te situes-tu dans cette histoire? Quelles sont les parties de l’histoire que tu pourrais laisser tout en gardant ce que tu veux de l’histoire? La possibilité d’être authentiquement soi même, la possibilité de partager l’espérance, le projet de vie bonne, la possibilité de tisser des liens et vivre ensemble en amitié sont offertes à travers l’expérience artistique.
Dans ce modèle interprétatif centré sur la transformation intérieure, les histoires sont au service du public pas l’inverse, le public a besoin de laisser habiter l’histoire en lui, ses attentes, son univers, ses projections, ses jugements, ses questionnements, ses présuppositions parfois erronées, sont mobilisés tout au long de la traversée de l’œuvre avant même d’attendre la fin de l’histoire. Le cheminement dans l’œuvre bon gré malgré s’ouvre à une série de découvertes agréables ou désagréables: Les oppositions entre les différences de langages (les différences de genres), les oppositions entre le réel et l’imaginaire, les oppositions issues de la richesse du spectre interprétatif des symboles utilisés agissent intensément pour créer de l’inattendu. Dans ce modèle interprétatif les erreurs de lectures peuvent renseigner le lecteur sur lui-même ce n’est pas une chose négative, il peut recommencer le parcours de l’œuvre autant qu’il veut et comme il peut. En cherchant l’Inde le lecteur peut trouver l’Amérique comme Christophe Colomb, l’expérience artistique est pleine de surprises (sérendipidité).
Les chercheurs articulent deux perspectives: l’une réductionniste qui consiste à chercher les composants fondamentaux de la matière, l’autre interactionniste qui consiste à chercher les liens qui permettent la formation de la complexité et du sens. Ainsi Freud par une exploration réductive éclairante estime que la culture est le fruit des fondamentaux biologiques (besoins, pulsions). G.D. Kaufman complète l’exploration en considérant que les données biologiques et le désir sexuel peuvent donner lieu à l’amour des autres en se développant et en se transformant. Par ailleurs les jeux d’inférence et de déduction ont lieu pour mener des recherches dans différents domaines. Ces démarches se complètent également: la déduction impose aux faits un sens selon des normes de base et l’inférence en partant des faits voit des probabilités plausibles. L’inférence implique créativité et imagination comme face à une devinette. La lecture n’est pas juste un décodage normatif que l’on applique par déduction. L’inférence est ouverte aux inattendues et aux potentialités cachées dans une œuvre.
Une bonne ou mauvaise lecture d’un film dépend du cadre référentiel considéré. La liberté de la réception qui consiste à lire l’œuvre indépendamment de l’intention de l’auteur peut créer du nouveau de manière constructive à certaines conditions, entre autres en évitant de faire un détournement par la violence interprétative malveillante, un détournement idéologique qui verrouille la possibilité de se questionner librement de manière respectueuse et de manière créative. Aggraver le débat par les polémiques politiques et religieuses qui infectent le libre questionnement n’est pas souhaitable. Certaines approches face à l’œuvre exigent l’usage et la maîtrise d’une technicité explicative rigoureuse pour une visée scientifique ou éducative. Les formes narratives mobilisent l’effet de surprise dans une diversité de moyens, en échappant à la démarche techniciste.
Les commentaires à propos du film Mustang se répartissent à travers ces modèles interprétatifs évoqués précédemment. Le modèle interprétatif centré sur la transformation de la vie intérieur du public est particulièrement éclairant.
C’est un film beau, triste et plein d’espoir et de lutte. Des films semblables ont été tournés dans le monde comme aux États-Unis. La réalisatrice utilise sa liberté avec brio pour le bon fonctionnement de son «récit fictif historicisé» qui se révolte contre les mauvaises conditions réservées à la féminité en Turquie. Selon nous le film Mustang est le fruit d’une créolisation de différents symboles pris indistinctement à différentes communautés culturelles de la Turquie pour faire fonctionner un récit fictif historicisé, tout compte fait le récit du film fonctionne bien et sensibilise le public au drame de la condition féminine en Turquie. Ce film permet de voir où se situe le public par rapport au cinéma créolisé et au drame de la condition féminine. Le mélange libre des symboles dans le film appartient bel et bien à la Turquie malgré le non consentement légitime des communautés.
2.4) Quoi qu’il arrive nous serions créatifs dans nos échanges en maintenant le cadre de discussion minimaliste suivant:
En tant que démarche pratique retenons la relation réflexive et communicative (Francis Jacques) entre les différents publics et intervenants, cela permet de cultiver l’interlocution à la frontière des visions du monde artistique et augmenter la qualité de l’espace commun de l’expérience artistique.
La démarche pragmatique en esthétique présupposent une compétence esthétique de base formée par deux compétences transversales: le questionnement esthétique (jugement esthétique) et le dialogue. Cela aide à rendre plus intelligible et sensible l’expérience esthétique, puis nous cernons mieux les points suivants:
-Ce qui est questionné (le thème abordé sa légitimité et pertinence, quelle proposition artistique, quel domaine, quel genre, quel langage…)
-Comment le thème est questionné, par quel langage il est traité (la proposition artistique est elle discutée de l’intérieur conformément au genre, au langage utilisés ou bien à partir d’un point de vue extérieur à la proposition artistique, à partir d’un autre genre, d’un autre langage)
-Comment le traitement artistique du thème assure sa cohérence? (Comment le jugement esthétique de l’artiste et celui du public s’exercent et se rencontrent? Comment négocie-t-on l’opposition entre le langage pratique et le langage artistique, puis l’opposition entre l’imaginaire et le réel? Est-ce que le jugement esthétique du public évalue la capacité de plaire de l’œuvre par une lecture intrinsèque de l’œuvre, conformément au langage utilisé par l’artiste? Ou bien est-ce que le public évoque ce qui lui plait en général en dehors du langage de l’œuvre, en dehors du thème de l’œuvre qui avait initié les discussions? Est-ce que le public est déjà initié au fonctionnement du genre artistique dont relève l’œuvre discutée? Est-ce que le public dispose suffisamment d’éléments requis pour saisir le fonctionnement du genre de la proposition artistique?)
Nous pourrions notamment apprécier la proposition artistique selon quatre niveaux de lecture (Francis Jacques): la lecture émotive (entre sensibilité et sensationnalisme); la lecture technique (entre limitation à la fiche technique du film, et le débordement vers le combat de théories, le didactisme esthétique); la lecture artisanale (entre partage des perles de métaphores, scènes suggestives réussies etc. et critique d’aridité artistique) et la lecture philosophique (entre la présence pertinente d’une invitation vers une vision du monde motivante ou absence de partage de vision du monde).
3) La légitimité et la pertinence du sujet du film:
3.1) Le thème abordé par le film Mustang (les mauvaises conditions pour les femmes en Turquie) garde toute sa pertinence et sa légitimité. L’entretien entre Bingul Durbas journaliste et Canan Arin avocate turque (postedeveille.ca) révèle le problème de la condition féminine en Turquie (80 millions d’habitants) à l’aide de quelques données statistiques et des remarques alarmantes «En vertu du Code civil l’âge du mariage est de 17 ans pour les filles et les garçons, et en vertu du Code pénal les mariages religieux ne sont pas autorisés. Toutefois, selon l’Institut turc de la statistique (TurkStat) il y a plus de 181.000 épouses enfants en Turquie et le taux de consentement des parents aux mariages légaux avant 18 ans a augmenté de 94.2 % en 2011. (…) le ministère de la Justice a déclaré que le taux d’assassinat des femmes a augmenté de 1400 % entre 2002 et 2009– le féminicide est endémique en Turquie. Les menaces du gouvernement contre la liberté d’expression envoient un message aux militants de Turquie: gardez le silence sur la violence contre les femmes.»
3.2) Cadre légal turc:
Le contenu du cadre légal est à la hauteur des normes internationales mais il est mal appliqué selon les organismes qui luttent pour améliorer la condition féminine en Turquie.
Article 6/1 (b) du Code Pénal Turc – Mineur: chaque personne qui n’a pas atteint l’âge de 18 ans. Article 79 du Code Pénal Turc – Trafic de migrants
Article 80 du Code Pénal Turc, n° 5237- le crime de Traite des Etres Humains conformément à ce qui est défini dans le protocole de Palerme
Article 102 du Code Pénal Turc – Abus sexuels
Article 103 du Code Pénal Turc – Abus sexuels sur enfant
Article 104 du Code Pénal Turc – Relations sexuelles avec des personnes qui n’ont pas atteint l’âge adulte
Article 105 du Code Pénal Turc – Harcèlement sexuel
Article 109 du Code Pénal Turc – Privation de liberté
Article 226 du Code Pénal Turc – Exhibitionnisme
Article 227(1) du Code Pénal Turc – Prostitution
Loi n° 5395/2005 – Protection de l’Enfance
Loi n° 6660/1956 – L’enseignement des enfants précoces
Loi n° 2828/1983 – Services sociaux et Protection d’enfant
Loi n° 5717/2007 – Enlèvement International d’Enfants
Loi n° 1607/1972 – Institution pour enfants en besoin d’enseignement spécialisé et de pensionnat
3.3) Abus sexuel sur enfant article 103 du code pénal en turc:
««« Çocukların cinsel istismarı (l’abus sexuel des enfants)
MADDE 103. -(1) Çocuğu cinsel yönden istismar eden kişi, üç yıldan sekiz yıla kadar hapis cezası ile cezalandırılır. Cinsel istismar deyiminden;
a) Onbeş yaşını tamamlamamış veya tamamlamış olmakla birlikte fiilin hukukî anlam ve sonuçlarını algılama yeteneği gelişmemiş olan çocuklara karşı gerçekleştirilen her türlü cinsel davranış,
b) Diğer çocuklara karşı sadece cebir, tehdit, hile veya iradeyi etkileyen başka bir nedene dayalı olarak gerçekleştirilen cinsel davranışlar, Anlaşılır.
(2) Cinsel istismarın vücuda organ veya sair bir cisim sokulması suretiyle gerçekleştirilmesi durumunda, sekiz yıldan onbeş yıla kadar hapis cezasına hükmolunur.
(3) Cinsel istismarın üstsoy, ikinci veya üçüncü derecede kan hısmı, üvey baba, evlat edinen, vasi, eğitici, öğretici, bakıcı, sağlık hizmeti veren veya koruma ve gözetim yükümlülüğü bulunan diğer kişiler tarafından ya da hizmet ilişkisinin sağladığı nüfuz kötüye kullanılmak suretiyle gerçekleştirilmesi hâlinde, yukarıdaki fıkralara göre verilecek ceza yarı oranında artırılır.
(4) Cinsel istismarın, birinci fıkranın (a) bendindeki çocuklara karşı cebir veya tehdit kullanmak suretiyle gerçekleştirilmesi hâlinde, yukarıdaki fıkralara göre verilecek ceza yarı oranında artırılır.
(5) Cinsel istismar için başvurulan cebir ve şiddetin kasten yaralama suçunun ağır neticelerine neden olması hâlinde, ayrıca kasten yaralama suçuna ilişkin hükümler uygulanır.
(6) Suçun sonucunda mağdurun beden veya ruh sağlığının bozulması hâlinde, onbeş yıldan az olmamak üzere hapis cezasına hükmolunur.
(7) Suçun mağdurun bitkisel hayata girmesine veya ölümüne neden olması durumunda, ağırlaştırılmış müebbet hapis cezasına hükmolunur.
Reşit olmayanla cinsel ilişki
MADDE 104. -(1) Cebir, tehdit ve hile olmaksızın, onbeş yaşını bitirmiş olan çocukla cinsel ilişkide bulunan kişi, şikâyet üzerine, altı aydan iki yıla kadar hapis cezası ile cezalandırılır.
(2) Fail mağdurdan beş yaştan daha büyük ise, şikâyet koşulu aranmaksızın, cezası iki kat artırılır.
Cinsel taciz
MADDE 105. -(1) Bir kimseyi cinsel amaçlı olarak taciz eden kişi hakkında, mağdurun şikâyeti üzerine, üç aydan iki yıla kadar hapis cezasına veya adlî para cezasına hükmolunur.
(2) Bu fiiller, hiyerarşi veya hizmet ilişkisinden kaynaklanan nüfuz kötüye kullanılmak suretiyle ya da aynı işyerinde çalışmanın sağladığı kolaylıktan yararlanılarak işlendiği takdirde, yukarıdaki fıkraya göre verilecek ceza yarı oranında artırılır. Bu fiil nedeniyle mağdur işi terk etmek mecburiyetinde kalmış ise, verilecek ceza bir yıldan az olamaz.»»»
https://www.tbmm.gov.tr/kanunlar/k5237.html
4) Le film vu de France:
4.1) Entretien de la journaliste française Sylvie Braibant et de la journaliste turque Mine Kirikkanat (http://information.tv5monde.com/terriennes/la-turquie-cote-femmes-entre-fiction-et-realite-38687) Le film Mustang reflète bien le drame vécu par les filles «Les autorités turques reconnaissent qu’il existe de nombreuses violences contre les femmes dans le pays. La grande majorité des violences sont le fait des hommes. Selon l’ONG ‘Platforme pour faire cesser la violence contre les femmes’, 286 femmes ont été tuées en Turquie en 2014 et 134 cette année.
Souvent citée en exemple pour son Etat laïc, la Turquie a permis des avancées notables pour les femmes comme le droit de vote en 1934, bien avant la France (1946) et la Suisse (1971). Les Turques jouissent, non seulement, de l’égalité citoyenne sur tous les plans, mais elles sont protégées et favorisées par une juridiction qui leur donne des avantages. Or, ces mesures ne servent à rien. A chaque meurtre de femme, la presse rapporte un laxisme sinon une complaisance “masculine” de la part des policiers, des procureurs ou des juges qui n’ont pas tenu compte des plaintes déposées par ces femmes persécutées, et, ainsi, les ont presque livrées à leurs assassins. Sans contradiction possible, les statistiques démontrent que les violences faites aux femmes suivent la même courbe que celle de l’islamisation de la Turquie. (…) Le nombre de victimes de féminicide se situe, pour l’année 2009, à mille cent vingt-six tuées, tandis qu’il était seulement de soixante-six, il y a neuf ans… Et la courbe n’est pas prête de décliner.»
4.2) Le commentaire d’un ancien jury franco-turc du festival de Cannes (traduit et résumé par nous): Mehmet Basutçu (organisateur d’un grand festival de cinéma turc à Paris avec 100 films, auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma turc, il est par ailleurs chercheur en physique nucléaire et enseignant), dans son article publié par le quotidien turc Cumhuriyet ‘République’, le film Mustang appartiendrait aux films qui marquent profondément les esprits, ce film provoquerait chez le spectateur une admiration pour la créativité de la démarche cinématographique.
Mehmet Basutçu résume le film comme suivant: au bord de la Mer Noire dans un village, cinq sœurs qui vivent avec leur grand-mère sont condamnées à vivre en réclusion parce que l’une des voisines les a vu sur les épaules de leurs camarades garçons à la fin de l’année scolaire. Mehmet Basutçu considère que le choix de l’approche rocambolesque face au drame des sœurs serait pertinent dans la mesure où les différentes situations d’oppression contre les jeunes filles sont tissées harmonieusement. Parmi les sœurs le fait que la cinquième s’évade avec la quatrième à Istanbul chez leur institutrice qui incarne à la fois la laïcité, le modèle de femme émancipée et un cadre réellement protecteur suggère le bon chemin à suivre en Turquie et le chemin d’espoir dans la lutte à l’oppression conservatrice.
Mehmet Basutçu prétend avoir vécu une joie semblable face au Sommeil d’hiver de Nuri Bilge Ceylan (Palme d’or à Cannes), sans oublier la différence de génération et de parcours entre les deux réalisateurs; l’un est issu de la Turquie, l’autre issu d’une expérience internationale. Les deux réalisateurs ont leur propre langage cinématographique, leurs films sont de catégories différentes. Mais à Cannes le film Mustang aurait rapidement conquis le cœur des spectateurs comme le Sommeil d’hiver selon Mehmet Basutçu, car le film exprime adéquatement la révolte saine de jeunes filles, leur cri d’espoir.
Le scénario du film Mustang transmettrait une analyse sociologique pertinente concernant la condition féminine en conjuguant subtilement les dimensions idéalistes et réalistes. Au niveau de la mise en scène Mehmet Basutçu considère que les actrices sont bien dirigées, le sentimentalisme est évité, l’intertextualité avec d’autres films est utilisée avec succès, le didactisme est évité, une posture digne et courageuse est exprimée. Un espoir pour un monde libre et respectueux des droits des femmes est exprimé, le film montre que l’oppression obscurantiste ne pourrait pas dompter les jeunes filles qui se rebellent, les chevaux sauvages, les Mustangs.
5) Mustang vu du Québec:
5.1) Catherine Perrin (Radio Canada, Medium Large), nous citons: «Voilà un film vraiment incarné», dit Helen Faradji au sujet du nouveau film de la jeune réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven, en nomination pour l’Oscar du meilleur film étranger. «C’est un film ultraréaliste, mais en même temps très fabuleux au sens de fable. C’est un film poétique très militant, très sensible aussi.» Nos deux critiques estiment que l’oeuvre souligne le problème de l’égalité des femmes avec vigueur, sans mélodrame. «Ce film-là est extraordinairement tonique, animé par une énergie vitale contagieuse et enivrante, ajoute Georges Privet. On en ressort dynamisé.» Remarque: Madame Faradji est spécialiste des émissions de cinéma sur TFO et Monsieur Privet aussi est un cinéaste expérimenté du Québec.
5.2) Ce qui ressort de la Presse (entretien Marc Anfré Lussier et Gamze Erguven ): Le film Mustang est le premier long métrage de Madame Gamze Erguven, il est candidat aux Oscars dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère, il représente la France et non la Turquie. Le public turc rêve de films qui améliorent l’image et la réputation de la Turquie mais la réalité humaine est faite de haut et de bas, il faut montrer les deux aspects sans complaisance. Le film aborde la tension vécue entre conservateurs et progressistes à propos de la condition féminine. La jeune réalisatrice utilise une approche fantasmagorique du drame vécu par des femmes en Turquie.
5.3) Journal le Devoir (Odile Tremblay entretien avec Gamze Erguven): La réalisatrice signale que le monde du cinéma en occident ne fait pas non plus un accueil idéal aux artistes femmes. Aux Oscars il y a seulement deux artistes femmes candidates incluant Gamze Erguven. Aux écoles de cinéma elles seraient en minorités également. La journaliste remarque que l’intervention politique est trop forte sur les institutions culturelles par exemple la France a évincé la Palme d’or de cette année (Dheepan de Jacques Audiard) sur le chemin des Oscars car il stigmatise l’image de la France dans les banlieues. La réalisatrice assume son engagement progressiste concernant la condition féminine. Elle est consciente de la polarisation du débat et des problèmes relatifs à la réception de son film par certains publics en Turquie. Le film montre un chemin d’espoir douloureux pour améliorer la condition féminine, il dénonce certaines pratiques inacceptables (réclusion, inceste, domination masculine) car incompatibles avec les droits et les besoins des femmes, ce film est une lutte artistique contre l’approche étouffante des conservateurs en Turquie.
5.4) Le regard de la presse en lien avec TVA au Québec: comme les autres commentaires le film est localisé par rapport au critère du genre de cinéma, (une fiction fantasmagorique qui permet de traiter de faits réels, le contraste entre la douceur des sœurs et la brutalité de l’environnement social a été travaillé par la réalisatrice. Les prix reçus et le parcours international de la réalisatrice sont indiqués. Le récit du film (suite à un jeu avec les garçons du village les cinq sœurs sont soumises à un traitement oppressant) et les problèmes abordés sont relatés (négation de la personne au féminin par confinement, mariages précoces- arrangés- forcés, contrôle de virginité, inceste, et mauvais traitements).
5. 5) Le commentaire de Monsieur Ömer Özen (photographe professionnel, responsable du journal montréalais Bizim Anadolu, organisateur du festival de cinéma turc à Montréal, fin connaisseur de l’immigration de Turquie au Québec et des civilisations anatoliennes, un fervent intervenant pour le rapprochement entre les cultures et le progrès social): il félicite la réalisatrice du film Mustang d’avoir osé aborder les sujets difficiles comme les drames en lien avec la condition féminine en Turquie, notamment l’ultra conservatisme qui grignote les droits relatifs à la condition féminine. Et il constate plusieurs questions qui pourraient faire échouer la bonne réception du film chez le public averti et le public turc en général: Premièrement, le film n’arrive pas à dissiper les doutes concernant le choix du genre de langage retenu dans ce film, le recours à un langage surréaliste ou un langage de fable dans ce film ne serait pas le plus adapté pour évoquer le drame réel des femmes en Turquie (le transformateur électrique tombe d’une coup de pierre et le village reste dans le noir, etc.). Deuxièmement, la volonté d’agir en faveur de l’émancipation féminine réclamée par le film Mustang se contredirait par le fait que le film puisse exploiter intensément l’image d’enfants assez jeunes pour pouvoir dénoncer le non respect de la condition féminine. Troisièmement, le film ne frapperait pas là où il faudrait (le régime politique conservateur et la majorité sociale sunnite conservatrice). En effet les symboles culturels (notamment la musique) de la minorité sociale Alévi chiite progressiste seraient détournés par le film pour décrire le contexte social conservateur qui est sensé être la majorité conservatrice sunnite avec ses propres codes culturels et marqueurs, c’est une confusion dérangeante pour le public turc. En outre l’influence négative du régime politique conservateur sur la condition féminine serait quasiment absente du film hormis l’écho moraliste d’un homme politique conservateur à la télé. En conclusion, à la lumière de ces trois questions ouvertes au débat sincère, la qualité cinématographique du film pourrait être compromise. Ömer Özen donne son appui à la réalisatrice pour qu’elle puisse continuer à faire des films critiques plus forts artistiquement.
6) La réception du film par les publics de Turquie:
6.1) Les commentaires du «public turc favorable au film Mustang» tiennent à peu près les mêmes propos que les critiques français et québécois: Mustang est une fable cinématographique bien réussie artistiquement et qui secoue bien la réalité sociale en Turquie concernant l’état déplorable de la condition féminine.
Les commentaires du «public turc moins favorable au film Mustang» remettent en question la cohérence artistique et l’intégrité de l’éthique féministe de la réalisatrice en l’accusant d’avoir utilisé une recette classique opportuniste (sexe, violence, stigmatisation de la Turquie) pour se faire remarquer à l’international. La question suivante revient souvent «Est-il possible pour les réalisateurs et réalisatrices turcs d’être sélectionnés dans les nominations internationales sans aborder des sujets dramatiques, notamment sans stigmatiser l’image de la Turquie?» Ils répondent négativement à la question. Le débat explore polémiquement ou sincèrement la zone grise entre l’intégrité artistique et l’opportunisme des recettes galvaudées. Nous pouvons constater que le même débat existe partout en dehors de la Turquie, relativement à l’usage des recettes galvaudées pour se démarquer (sexe et violence comme thème, choix de maison de production et de distribution en vogue, choix de genre et d’acteur à la mode, choix des lieux de festivals, etc.). Ensuite les commentaires reconnaissent la légitimité et le courage d’aborder les drames de la condition féminine en Turquie. Cependant le débat du genre de cinéma idéal, le type de langage idéal est assez vif, les commentaires turcs estiment qu’un tel drame sérieux ne peut être traité à la manière d’un conte, d’une fable comme le fait la réalisatrice Gamze Erguven. Habituellement, le genre du réalisme social, le film historique, le genre tragique, ou le genre de la comédie anatolienne, ou l’ambiance des séries télévisées semblent être les cadres familiers du public turc pour aborder de nombreux sujets plus ou moins importants. Cela ne veut pas dire que le public turc ne connaît pas le cinéma d’auteur, le cinéma expérimental, le genre policier, le genre aventure, western, etc. Il s’agit bien du débat universel à propos de l’art d’accorder au mieux le sujet du film et le genre du langage de cinéma. Bien évidemment les portes paroles du public conservateur dans le domaine du cinéma se font un plaisir d’exploiter à mauvais escient ces lignes de débat qui ont une portée universelle concernant les discussions en arts.
Özdemir Ergin
Qui est qui?
Özdemir Ergin est un universitaire franco-turco-québécois, diplômé de l’école des langues orientales de Paris et de la Sorbonne Nouvelle, il exerce dans le domaine de l’éthique appliquée et de la philosophie politique. Il vit à Québec.
Bizim Anadolu / Notre Anatolie / 16 février 2016
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